72

C’était, en ce matin gris du dernier jour de juin, petite église à trois lieues de Paris et qui n’avait point de cimetière.

Pourtant, en le jardin qui la flanquait, trois tombes s’y voyaient par privilège du général des jésuites et duc de Salluste de Castelvalognes.

L’une, dont la terre s’était depuis longtemps tassée, contenait le corps décapité de Nicolas Louvet. En les deux autres, on venait d’enterrer Joseph Fiegel, le père de Mathilde, et le baron Melchior Le Clair de Lafitte, colonel à la compagnie des gendarmes de la maison militaire du roi et second des Foulards Rouges.

Monsieur le maréchal de Turenne, représentant le roi et le Premier ministre, fit déposer trois gerbes de fleurs de lys d’une grande pureté par trois de ses jeunes officiers, puis se retira avec tact.

Lorsqu’ils furent entre eux, les Foulards Rouges se recueillirent en silence puis le plus jeune d’entre eux, Henri de Plessis-Mesnil, marquis de Dautricourt, s’approcha des tombes.

Le comte de Nissac tira l’épée qu’il tint à quarante-cinq degrés, aussitôt imité par madame de Santheuil et les barons de Frontignac, de Fervac, de Bois-Brûlé et de Florenty.

Le marquis noua à chaque croix très longue écharpe de soie rouge qu’un vent léger agita, puis le jeune homme rejoignit ses compagnons.

Certains y pensèrent, d’autres pas et pourtant, la chose paraissait d’évidence : il restait de la place en ce petit jardin ombré d’un vieil if…

Le comte de Nissac n’aimait point cette mission, travail de tueur, besogne subalterne, mais l’homme qu’il fallait occire portait grand tort à la couronne en cela qu’espion de Mazarin, il travaillait depuis toujours au profit exclusif de la Fronde, ayant livré aux factieux les noms de dizaines d’agents du cardinal que nul, depuis, n’avait jamais revus.

On avait joué aux dés qui se chargerait de tuer le traître et, le sort ayant désigné le jeune marquis de Dautricourt, celui-ci pâlit si fort que le baron de Fervac, en un beau geste, proposa de se substituer à lui.

Quant au comte de Nissac, il venait par principe, estimant qu’un chef ne demeure un chef aimé et respecté que dans la mesure où il s’expose lui-même et consent à subir ce qu’il impose aux autres.

Comme à son habitude, Jérôme de Galand avait parfaitement préparé le travail et il ne fut point malaisé aux deux Foulards Rouges de retrouver Dugary, puisque tel était le nom du traître.

Il se trouvait en le quartier des Halles, en une taverne étrangement appelée « Le Loup Pendu », et solitaire, buvait à une table. Petit et rond, sans plus guère de cheveux, il semblait tranquille, point tourmenté par les nombreux morts dont il se trouvait responsable lui qui n’agissait ni par amour de la Fronde, ou haine de la couronne, mais simplement par vénalité et, peut-être, une fugitive impression de toute-puissance.

Il ne remarqua point Nissac et Fervac assis à une autre table, situation qui leur permettait d’observer Dugary. Sans rien en dire à son compagnon, Nissac, qui se prénommait Loup, n’était point entré au « Loup Pendu » sans ressentir léger désagrément…

Le comte de Nissac, déguisé en chaudronnier, n’était au reste guère plus reconnaissable que le baron de Fervac, celui-ci ayant revêtu l’habit de travail qu’on voit aux bourreliers. D’autres artisans se trouvaient là, barbiers, perruquiers, couvreurs, drapiers et tous ceux qui travaillaient aux Halles d’ailleurs très faiblement approvisionnées.

À chaque table, les conversations prenaient un tour passionné. On commentait par exemple l’affaire de ces deux compagnies bourgeoises, frondeuse chacune, mais de factions différentes, qui s’étaient tiré dessus pendant une heure Quai des Orfèvres, laissant vingt-cinq morts sur le terrain.

On discutait d’autre chose encore, de ces inconnus qui attaquaient, et tuaient parfois, des conseillers, si bien que ceux-ci finirent par refuser de siéger, ce qui n’était point pour déplaire aux princes qui avaient manœuvré de sorte qu’on arrivât à pareil résultat.

On s’inquiétait fort de la présence des armées, celle des princes se trouvant à Saint-Cloud et l’armée royale à Saint-Denis.

Mais même les plus naïfs n’ignoraient point que le choc aurait lieu et cela tendait encore davantage l’atmosphère.

Dugary s’était depuis longtemps levé et, sa timbale de vin à la main, allait de table en table, écoutait, hochait gravement la tête, approuvait toujours l’orateur mais, lorsque le propos se révélait trop ouvertement hostile à la Fronde, il avait manière particulière d’observer le visage de l’opposant, comme s’il voulait graver ses traits en sa mémoire.

— C’est bien lui ! souffla le comte de Nissac.

— Assurément ! répondit le baron de Fervac.

En sa tournée qui le menait de table en table, comme s’il cherchait à connaître toutes les opinions qui s’exprimaient au « Loup Pendu », il arriva bientôt devant le comte et le baron, ce dernier bien décidé à écœurer le délateur.

D’une voix de grande vulgarité, Fervac s’adressa à Nissac en le tutoyant, comme il sied à vieux compagnons aux échoppes voisines :

— Je ne te dis point qu’elle n’a pas beau cul, il est même fort aimable et les fossettes qu’on y voit semblent charmant sourire à toi seul adressé dès que la belle te tourne le dos… Les seins sont gros et ont tout pour me plaire.

— D’où te vient alors ton embarras ? questionna le comte, feignant d’ignorer Dugary qui se tenait légèrement en retrait et ne perdait pas un mot de la conversation.

Fervac dodelina de la tête.

— Mon embarras, mon embarras, il me vient de ce que Charles, son mari, est bon compagnon et soutien des princes comme nous le sommes nous-mêmes.

— Tu répugnes donc à le faire cocu ?

— Faire cocu un ami est vilaine chose, mais dire non à un derrière qui vous sourit, n’est-ce point un crime contre l’amour ?

Dugary s’éloigna. Ceux là étant frondeurs et parlant de fesses ne représentaient aucun danger. Il s’en désintéressa donc pour passer à une autre table.

Fervac sourit à Nissac en affectant un ton de cérémonie :

— Excusez ce tutoiement, cher comte.

— Vous êtes pardonné, cher baron, les circonstances en appelaient ainsi.

Le comte de Nissac but une gorgée de vin, puis questionna :

— Au fait, de qui parliez-vous ?

— Vous voulez dire… celle qui a beau cul souriant ?

— Précisément.

Le baron de Fervac posa sur son verre un regard mélancolique.

— Il n’est pas de femme qui n’ait pas beau cul. Seule compte la qualité du regard qu’on y pose et…

Il s’interrompit car, levant les yeux, il vit Dugary quitter la taverne du « Loup Pendu ».

Ils entreprirent de le suivre.

La chose fut fort malaisée, car l’espion des princes se retournait souvent et à intervalles irréguliers. Bientôt, il accéléra le pas et les deux Foulards Rouges furent contraints de l’imiter, ce qui n’assurait point discrétion à leur entreprise.

— Il va vers les Saint-Innocents ! souffla Fervac.

— Alors il sait que nous le suivons ! répondit le comte.

Plus ils approchaient du cimetière des Innocents, plus l’odeur devenait pestilentielle tant il est vrai que ce cimetière était le plus grand de Paris.

Des milliers de corps y reposaient, certains depuis des siècles, d’autres à peine en décomposition. Le quartier, pourtant animé, se trouvait le lieu privilégié des épidémies. L’eau des puits était infectée par les matières putrides qui suintaient vers les eaux souterraines. En les caves, le vin se gâtait et tournait au vinaigre en moins d’une semaine. Au reste, le niveau du secteur se trouvait relevé d’une toise par rapport aux autres rues.

Dugary se mit brusquement à courir, aussitôt imité par les deux Foulards Rouges mais le traître, petit et gras, ne pouvait espérer rivaliser avec deux hommes en meilleure possession de leurs moyens. Cependant la course était difficile car, en ce mauvais terrain, on trébuchait parfois sur un tibia ou un fémur faisant saillie depuis le sol.

Les cadavres, on ne savait plus du tout où les mettre. Et la Saint-Barthélemy, qui fut grand massacre de protestants, n’avait fait qu’empirer les choses. En la nuit du 23 au 24 août 1572, avertie par le tocsin de Saint-Germain l’Auxerrois, la populace se rua sur les protestants venus en la capitale pour assister au mariage d’Henri de Navarre avec Marguerite de Valois. On en tua plus de trois mille et, sous le soleil d’août qui hâtait la pourriture des corps, il fallut trouver solutions rapides. On empila donc les corps sous les voûtes et en les maisons voisines qui devinrent autant de charniers.

C’est près de ces célèbres voûtes que fut rattrapé Dugary qui suait en abondance, tant en raison de la course que de sa peur.

Le comte de Nissac qui ne laissait point de part au hasard questionna avec froideur :

— Tu es Dugary ?

L’homme roula des yeux fous et répondit :

— Point du tout, monseigneur. Tel n’est point mon nom. Je m’appelle Reinard.

Nissac et Fervac dégagèrent leur col, de sorte que Dugary put voir les foulards rouges noués autour de leur cou.

— Fouillez-le ! ordonna Nissac.

Fervac procéda sans douceur. Il extirpa des vêtements de l’indicateur bourse bien garnie, et deux papiers qu’il tendit à Nissac.

Sur le premier, signé de la main de Beaufort, on lisait un laissez-passer pour le sieur Dugary.

Le comte le plaça sous les yeux du traître, puis lui fourra en la bouche.

Sur le second, un simple billet, le texte était plus bref et l’écriture nerveuse, comme la signature : « Ordre de ne point laisser entrer en la ville de Paris le comte de Nissac. Signé : Prince de Condé ».

Le comte conserva le pli et, jetant un regard las au charnier empilé sous les arcades, ordonna au baron :

— Finissons-en rapidement !

D’un geste brutal, le baron de Fervac projeta Dugary contre les ossements. Quelques crânes chutèrent sur le sol et l’un d’eux s’ouvrit comme un œuf.

— Ton proche devenir ! souffla cruellement Fervac au visage de Dugary.

Celui-ci voulut hurler mais la peur le paralysa et il resta ainsi, bouche ouverte, tremblant des pieds à la tête.

Le comte ressentit grand malaise, jugeant inutile d’ajouter cruauté à la cruauté, fût-ce en le cas d’un homme aussi méprisable.

Le baron de Fervac appuya son poignard contre la poitrine de Dugary. Puis, comme il procédait toujours, peut-être par nervosité, il eut un sourire crispé en enfonçant la lame par saccades en le cœur du traître qui mourut avant de s’effondrer.

Le prenant aux pieds et aux épaules, le comte et le baron jetèrent le corps au sommet d’une pile d’ossements.

Les foulards rouges
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